Ils hésitaient entre prendre la rue des Teinturiers ou le Palais des Papes. Ils tombèrent finalement d'accord sur l'autoroute A7 parce que c'était elle qui contribuait de manière visuelle et fortement sonore à dévaster -avec la ligne de TGV, et, à moindre mesure, le petit aérodrome- le possible paradis des vignes où ils s'étaient terrés pour cramer dignement l'an 2013 avec du bois de platane et d'amandier. Après avoir passé la journée à éprouver leur plan (une battue dans le vaste domaine de Saint-Pierre des scarabées) et leurs armes (séances de baton chinois parapluie japonais et mains gantées) ils avaient passé une première partie de la nuit à affiner les stratégies sur le mah jung (le légendaire héros aux dragons de 13 000 points était né vers 0h06 ou 07) puis la seconde dans les profondeurs de leurs songes enfumés (ils s'étaient endormis vers 0h12 ou 0h13 sur quelques vagues baisers de bonne année, laissant les malheureux essayer de s'amuser sur des rythmes de la fête triste où ils avaient,par politesse, passé très incivilement 8 minutes 43). Le premier jour de l'an 14 s'était ouvert vers 8h18 dans une petite maison à la chaleur déconcertante. Elle avait rêvé toute la nuit de lui qui dormait à quelques mètres, en haut d'une échelle fragile, et était sortie jeter l'ancre dans le grand air vif, le premier rayon sur le paysage mouillé, avec, comme si souvent, le sentiment d'être à sa place quand elle n'y était pas. Lui avait mis des oeufs dans l'eau bouillante tandis que le héros aux trois dragons continuait à cuver sa victoire. Elle rentra, le serra de nouveau dans ses bras parce que malgré toutes les paroles maladroites et les gestes ratés les matins sont tendres dans la lumière et il était son frère ou quelque chose du genre, et le petit Monde qui dormait pas loin les maintenait dans son rêve. Elle but du romarin dans le bol où elle avait pris son riz de réveillon la veille, lui dans une tasse au fond de rhum parfumé, puis il fut déjà l'heure et ils sortirent. Adieu petite maison chaude du mah jung.

Traversant le méthodique ravage urbain avignonnais, zones industrielles monstrueuses cotoyant cités dangereuses, il lui racontait le calvaire interminable sur la nationale, à croiser les petits loups qui vendent des barrettes, il se rappelait une ancienne battue aux cerfs dans une magique forêt allemande de milliers d'hectares (il avait quant à lui dans son sommeil vu des paysages d'enfance) quand ils croisèrent deux lamas qui traînaient leur corde sur le goudron de la nationale. Elle ouvrit la fenêtre : "fuis lama! Plus loin, il est encore temps!" Il rit.

Elle : N'est-ce pas à dos de lamas que nous devrions prendre l'autoroute A7?

Lui : On n'a jamais vu personne monter sur des lamas.

Elle : Tu as raison, on devrait juste marcher à côté.

Ils prirent l'autoroute A7 coiffés de bonnets en laine et coton et en compagnie de deux lamas échappés du cirque le 1er janvier 2014 en souvenir d'un 1er janvier 1994 zapatiste. Bientôt la circulation fut totalement bloquée. Pour maintes familles qui revenaient des tristes fêtes de triste année, pour maints routiers qui roulaient comme tous les autres jours merdiques de l'année, c'était comme un jour cauchemardesque que s'annonçait ce premier janvier 2014. Mais c'était le seul moyen de faire plier le gouvernement, de mettre à genoux les gros industriels, de sauver le paysage et de libérer les lieux. Peu à peu les automobilistes renoncèrent à continuer le triste trajet qu'ils faisaient vers une triste destination sur une autoroute A7 d'une tristesse infinie et furent touchés par la beauté du décor. Gagnés par l'enthousiasme des lamas, ils rejoignirent les deux Romsbels (1), les voitures qu'ils abandonnaient derrière eux faisaient grossir le barrage. Bientôt les autorités régionales, nationales, transnationales et soutraitées durent intervenir. Ils proposèrent de négocier, mais les Romsbels, habitués à décrypter la langue du mensonge éhonté, refusèrent de se laisser avoir. Après tout, ils étaient des milliers sur des milliers d'hectares d'autoroute A7. Alors les autorités décidèrent d'employer la force, et comme cela faisait bien longtemps qu'ils engraissaient leur arsenal d'armes gazeuses électriques chimiques et nucléaires, la situation prit très triste tournure et ils sortirent du rêve de Mondo.

Lui : Pour les trente ans zsapatistes on s'organisera mieux.

Elle : Si on est encore vivants.

Ils arrivèrent à la gare Avignon TGV qui est comme on sait la réplique exacte de la plupart des nouvelles gares "TGV" et aéropots low cost, un non lieu absolu d'une tristesse terrible. Ils se séparèrent. (Regard. Adieu).

A partir de là si on suit l'itinéraire de la fille, on la retrouve empuantissant un wagon entier d'idzen de son odeur de feu de bois, quelques heures plus tard à Paris Gare de Lyon, puis sur les lignes 14 et 13, à contempler le visage fripé triste de ses compatriotes (c'est le mot? comment désigner autrement ces personnes avec qui l'on ne partage quotidiennement rien du tout?) ou de ses comterriens (c'est le mot? comment appeler autrement ces personnes avec qui l'on est censé partager le ravage du monde entier?) un premier janvier 14. Pas un visage ne souriait.

Elle : C'est normal, ils ont tous la gueule de bois de la fête qu'ils se sont obligés à faire hier, pour faire semblant que tout allait bien.

Elle : Qu'est-ce que tu peux être négative, qui te dit qu'ils ne se sont pas vraiment amusés avec les êtres qui leur sont chers?

Elle : J'ai eu bien raison de me terrer dans le Mah Jung avec des vrais vivants.

On la retrouve ensuite chez le traiteur chinois dont elle aime les raviolis à la vapeur mais pas la seconde vendeuse, qui a le tort d'adopter un comportement férocement désagréable alors que sa beauté promet autre chose. Pendait qu'elle déguste des raviolis crevettes une voix féminine commande un par un tous les petits plats chinois en vitrine, se retournant pour hurler à son conjoint amorphe: "j'ai faim! Je meurs de faim! Mais qu'est-ce que j'ai faim!"

Elle : Ce doit être une faim de premier janvier.

Au verdict final il s'avère qu'il leur manque 5 euros. L'amorphe ouvre la bouche pour proposer de renoncer aux cinq samossas. "Mais non, hurle la femme à la patronne, on vous promet qu'on revient tout à l'heure, on revient tout à l'heure d'accord? Promis, dans quelques heures on revient..." La patronne, gênée qu'on lui fasse ce coup là, ne dit rien, espérant sans doute le triomphe de l'amorphe, qui continue, en mineur " on n'a qu'à laisser les samossas..." mais la femme affamée continue, de plus en plus hystérique "on vous promet qu'on revient tout à l'heure, d'accord? Promis! Promis!"

La patronne obligée de riposter commence "Mais c'est le premier jour de..."

La femme, s'enflammant davantage "Mais justement! Justement! c'est le premier janvier, s'il vous plaît, on vous promet qu'on revient tout à l'heure..."etc.

La patronne se lance : "vous voyez, en Chine on a un proverbe : ne fais jamais crédit le premier jour de l'année..."

C'est très fort de café et l'amorphe s'indigne : "mais c'est même pas votre nouvel an!" réplique partiellement couverte par l'hystérie famélique "on vous promet qu'on revient, promis, vous nous connaissez bien, on vient tout le temps, allez, c'est le premier janvier... " qu'entend pourtant la patronne qui a un rire gêné.

Cette scène pathétique finit par finir, la femme affamée emporte le samossa, la patronne chinoise reste pensive, inventant peut-être pour elle-même un précepte chinois dont l'original, après avoir été multiplié sur de petits papiers papillotes glissés dans des millions de fortune cookies, sera conservé en Hollande.

Si on suit l'itinéraire du garçon, on le retrouve dans une petite maison chaude au milieu des vignes, accueilli par un Monde de dragons prêt à s'essayer au poker ou à écumer en vélo les abords de l'autoroute A7, de la ligne du TGV, les pistes de l'aérodrome, pour arriver au lieu d'une rivière encore sauve. Parfois ce Monde consulte son blackberry tombé d'un camion et y déchiffre des préceptes chinois dont les originaux seraient conservés aux Pays Bas. Parfois le père de ce Monde déchiffre du chinois en allemand et traduit :

"Si tu penses qu'il reste un lieu où aller, alors vas-y.

Si tu penses qu'il ne reste plus un lieu où aller, alors repars d'où tu viens."

(1) Rombel : fusion malencontreuse du terme "Rom" et du terme "rebelle"