L'Afghanistan existe; c'est la guerre

Publié le 12 Octobre 2009


Nuit. Visage : un jeune homme afghan joli de petits yeux vert brun malice sourire aux oreilles et boucles folles qui tout à coup coupées le laissent si sérieux...
- Tu aurais presque l'air français tu sais...
Nous rions.

C'est un petit tailleur comédien : scène du spectacle tirée de sa vie où l'enfant joue son rôle alors que lui fait le taliban... Ses yeux d' infinie malice alors affûtés de khôl, noirs, effrayants : la première fois que je le vois.

- Tu faisais le taliban...
- Oui, c'est comme ça, c'est comme ça...

"Comme ça" : ridicule à force de cruauté.

En six mois de tournée avec la troupe d'Afghans emmenés par le Théâtre du Soleil il a parlé français. Maintenant il prend des cours pas chers avec des Egyptiens, il trouve pas ça très bien, c"est surtout l'arabe qu'il parle mieux en sortant...

La plupart des autres sont partis, il est resté. Ce n'était pas possible de retourner.

Il est drôle et vif et nous rions beaucoup. Il est coquet, toujours bien habillé. Il fume, il boit quand il est triste, Tu n'es pas un bon musulman... et : s'il te plaît ne bois pas quand tu es triste, bois quand tu es gai...
Oui, maintenant quand je suis triste je lis
...
C'est un charmeur. Il sait dire ce que je veux entendre. Il m'écrit son nom sur une feuille : en persan, en dari. Je pense à d'autres zonant près de la Gare de l'est, attendant d'hypothétiques billets pour le nord, les peaux brunes et crasseuses, les sourcils épais, l'âge des errances c'est à dire pas d'âge dans ce calendrier...  Les Afghans sont partout, à rôder sur les côtes de la Mancha (...), dispersés sur le territoire français, se multipliant en Europe, dangeureux envahisseurs de passage... A Paris deux cents ça fait sale, le froid attaque de nuit,  la police attaque aux gaz au matin  debout dégage les parcs les sous les ponts sur le joli canal romantico touristique quartier réhabilité c'est pas fait pour toi dormir
surtout quand on n'a pas d'autre endroit, jusqu'aux gardiens qui balancent leurs "affaires" dans les poubelles... bientôt broyées par les crocs verts de la Marie de Paris; chacun apporte sa petite pierre.

Broyé par des bulldozers : le devenir afghan...

(scène : sous la 'nuit blanche' des Parisiens à trinquer en terrasses, la nuit noire des Afghans. Terre et enfers, deux niveaux d'un tableau, d'une réalité)

Des jeunes aux visages émaciés me font demander par le prof d'anglais pachtou si je fume, si je bois, si je fume autre chose que des cigarettes... : Oui à tout, parfois. Les yeux ronds, ils se marrent. Je suis de très mauvaise vie, que ferais-je là sinon...? Là-bas dans leur campagne ils ne connaissent personne qui fume et qui boit...  Surtout pas de femme.
Ils demandent comment c'est, boire, fumer...?
...

L'un fait le héros me racontant comment il a échappé à la Police devant le tribunal... je ne comprends toujours qu'une petite partie de leurs histoires. J'en lis le reste dans leurs yeux.

Mais c'est lui le très joli évidemment qui est assis sur le canapé bleu, à boire très poliment une tasse de thé vert. Il regarde une minute autour de lui et jamais mon intérieur ne m'a semblé si indigne, j'aurais presque honte de ma mauvaise vie... C'est normal, dit-il, le bordel.. et il aménage mon salon en paroles : chaque chose à une autre place. Pour la compagnie de théâtre il était aussi décorateur.

De l'Afghanistan il ne veut d'abord pas parler. Ni le voir sur d'autres visages. Ni l'entendre. Mais on n'oublie pas son pays...  Non... la douleur est là, ce n'est pas un souvenir, elle est là, brûlante,  quand je ferme les yeux, les images, je ne dors pas la nuit, la tête me fait mal... Et se laisse glisser sur le fleuve des horreurs passées; il raconte dans son mauvais français.
Je me crois donc imperméable et écoute les morceaux de cadavres, l'uranium qui se balade en camions, les jeunes hommes recrutés comme "traducteurs" de l'armée américaine, anus défoncés et sanglants, la blague qui en découle : il était traducteur pour l'armée américaine... Les femmes enfermées, battues, la peur, les peurs, les lettres de menaces qui arrivent à la maison, un attentat détruit la moitié de son cousin, la guerre tout le temps. A quoi bon énumérer...
Je voudrais comprendre moins que ce que je comprends. Ses yeux vifs : derrière la malice, la guerre.

Et ici? Ici c'est bien. A S. le réfugié échappé d'une équipe de cricket je montrais du doigt l'énorme et grasse Sorbonne, Notre Dame, les petites rues pavées... Il aime la France, il aime Paris. Il boit avec moi son premier café: un mauvais café mexicain servi en expresso rue Dante, qu'il n'arrive pas à finir... My first coffee rit-il...  Pour W. les "maisons" sont toutes pareilles ici, à Kaboul on dit que les trottoirs des Champs-Elysées sont un miroir où se regarder mais ce n'est pas vrai, il aime les églises qu'il prend en photo avec son appareil téléphonique moderne, il aime les spectacteurs qui s'intéressent à lui, il est charmeur, il aime que ce soit calme. Une de ses fans l'a invité à dîner et lui a proposé de le guider sur la voie du seul vrai dieu, le dieu des catholiques...

- C'est vrai, tu es sérieux?
- Mais oui c'est vrai, c'est comme ça...
- Et alors, qu'as-tu dit?
- Que maintenant je cherche des papiers, quand je cherche un dieu je vais la voir...

Je ris. Son visage se durcit.
Je m'excuse d'avoir ri, je l'ai peut-être blessé, non, non, c'est joli quand je ris... Il est las peut-être de tous ces dieux qu'on veut lui faire suivre...

Ses yeux vifs, tout petits, légèrement étirés au coin extérieur, ses joues longues et pleines. Son sourire. L'harmonie que forme un visage. Je ne vais pas m'amouracher de lui juste parce qu'il est joli, plus que le joueur de cricket aux larges épaules, que le professeur d'anglais bon musulman aux doigts piqués des baïonnettes... Non. Je le replie dans l'espace et le temps, c'est un délicieux minet parisien...
Il parle assez bien et apprend à lire. Voilà le petit livre du Mexique dans ses mains, qu'il déchiffre. C'est drôle quand il prononce "Mexique": le son de sa voix, l'écho dans son esprit. Que peut signifier ce mot là pour lui, quelles images peuvent en surgir... Mexique... Je me souviens d'Indiennes invisibles répétant "Francia" avec perplexité... Francia : un de ces pays légendaires où l'on ne mangerait pas de tortillas... Une invention qu'elles concèdent pour me faire plaisir... C'est drôle comme le simple acte de prononcer manifeste l'inanité de siècles d'efforts pour affirmer l'existence d'une nation...


Mexique... Francia... Afghanistan...

L'Afghanistan existe : c'est la guerre.
Il espère qu'il n'y retournera jamais.


- Peut-être qu'un jour la guerre finira...
- Non.
- Allons - je souris tristement- peut-être...
- Peut-être. Alors il ne restera plus aucune chose. Pas d'uranium, de pétrole
- De pavot de pierres...
- Pas de gaz...
- D'hommes, d'arbres...

L'Afghanistan existe en attendant de ne plus exister. C'est la guerre, toutes les guerres.

Il part en remerciant très poliment pour le thé. Nous nous aimons bien, nous apprécions de compagnie. La nuit les yeux de l'esprit s'ouvrent dans la pensée de lui, qui ne dort pas, la douleur qui cogne à la tête. Me revient son visage aux petits yeux malins, et derrière : la guerre. J'ai le sentiment de penser dedans de lui. Je me suis crue imperméable... à distraire les violences du parapluie de quelques rires. Mais je suis avec lui, à l'intérieur. Je n'ai pas besoin de partir, le monde entier est là, à côté de moi, dedans, à donner l'impulsion au coeur qui bat... Nuit éveillée; mon coeur, son coeur, les coeurs de l'Est et du Nord, défoncés et sanglants, palpitant encore.

Rédigé par Métie Navajo

Publié dans #les étrangers

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