la vie saltimbanque

Publié le 30 Mai 2011

Au sommet Connex de Beauregard un Chinois un Argentin un Tunisien encadrés de deux chevelures féminines opposées regardent le Vercors les lacs bleu vert de Laffrey et pointent encore en direction de Moscou, Tunis, sans doute la Chine d'où viennent la porcelaine le tao la pizza et toutes les richesses du monde. A saute-montagnes de la Drôme à la Drôme passant par la route Napoléon, du pic de tendresse de la pente brûlée jusqu'à la péniche des amoureux sur le bras mort du Rhône à l'heure-nuit du rossignol (elle se souvient il y a un an sur le bras libre du Rhône elle écoutait les mots de l'enfant rebelle hélas disparu sous les coassements enchantés des grenouilles) terre d'Avignon où tout à coup la Compagnie Irrégulière monte sur la scène du théâtre Benedetto ce n'est pas pour rien, depuis la salle des lumières j'admire ces êtres qui sont trop beaux pour être faux, ce n'est plus un bête ramassis de nationalités magiquement emmêlées dans les hasards de l'aventure, mais une chorégraphie de silhouettes sonores extravagantes qui se détachent sur fond brut de pierre paroissiale, élancées et trapues, rondes et fines, piétinantes et bien campées sur leurs béquilles... La vraie saveur des corps ("Toi tu es la plus petite, me répète Moïse entre deux chants, ivre de beaucoup de vie et de pas mal d'alcool, tu es plus jeune que moi, et pourtant tu as la force...") (Moïse est le plus fou et le plus sage, son coeur bat l'Afrique dont il rapporte parfois les véritables légendes de Soundiata empereur du Manding, du Perceval noir aux trois buffles, interrompues au milieu parce que c'est dangereux d'aller plus loin, on ne raconte pas l'Afrique n'importe comment) Nous sommes neuf irréguliers anciens et nouveaux à aller sur des chemins connus et inconnus, " nous avons marché tout ça?" demande Moïse perplexe tandis que nous roulons les nationales, il n'arrive pas à le croire... S'il n'y avait notre mémoire collective moi non plus je n'y croirais pas, n'était-ce pas une nuit rêvée mexicano-africaine, dans ce pays sans aventures nous serions donc allés de Paris jusqu'à Nice à pied en soufflant dans une trompette en plastique..? (parfois j'entends l'écho de nos cris de guerre, les visages et les lieux ont un doux air de déjà-vu, comme si dans la marche à cent je les avais seulement goûtés, n'en avais distingué que les contours). Au centre vieux de Valence je frissonne de trouver le café de nos communismes en cendres, à Cliousclat nous jouons sur l'estrade de la salle des soins massages repos et fêtes où nous avions dormi, dehors le petit arbre où l'Ivoirien avait accroché un pétale de son coeur, le parking où les corps se découpaient dans la nuit noire... Les mêmes générosités discrètes se retrouvent pour nous aimer de nouveau, concentré lumineux du grand nous que nous étions alors. Nous n'allons pas de ville en campagne sans rien laisser derrière, nous semons au passage et récoltons les graines de folie lancées il y a un an. Partout nous sommes gâtés comme dirait quelqu'un comme dirait dans ses trémolos le tribun haïtien, les belles personnes se succèdent nous les attirons sous notre bonne étoile, "ce que vous êtes n'existe pas" dit le grand Monsieur Marc et j'ai tout juste le temps de lui répondre "c'est vrai nous l'inventons à chaque instant nous l'inventons" avant que la porte du TER ne se referme, chez lui Samia a failli mourir en découvrant la couche de rêve qui lui était réservée, l'Ivoirien a passé une journée entière à rire bêtement de bonheur, le Chinois a découvert chez les voisines le métier de luthier, le tout aux accents allègres et tristes de la guitare-voix argentine, en dévalant la pente de la montagne fleurie je me rappelle que dans l'instant volant je ne suis jamais sortie du paradis (illégal)... Nous montons et redescendons. Nous courons entre les bus et les trains. Je sème mes affaires au gré de la vie saltimbanque idéale, seule la disparition du carnet indien m'afflige (il contient toute l'Afrique. Tous les ans au mois de mai j'égare mon carnet. Rendez-le moi). Spectacles. Nous boitons et poussons le fauteuil roulant jusqu'aux lendemains. Dans les vapeurs d'alcool Moïse s'assoit un instant en lui-même pour dire: "Ma vie c'est : vin rouge, bière, sans papiers, sans droits." (Silence) Et il peut rire. Et il peut chanter. Et il peut être entièrement là sur une scène, pousser la voix au dessus du brouhaha mondain. Quand quelques uns de nous se rendent à leurs obligations (des adieux doucement tristes sur un quai de gare), la magie du musicien nous accompagne(- "Quand tu joues la lumière descend du ciel" dit Moïse au bandonéoniste, je crois avoir dit autrefois la même chose en d'autres termes : l'aventure sonore des sentiments) en voilà qui apparaissent, un guitariste blond échappé de son académie belge, un acteur suffisamment beau et écorché pour prendre le rôle presque muet de l'Ivoirien à serviette bleue, la compagnie est terre d'accueil mouvante, nous sommes toujours neufs, nous sommes toujours neuf et finissons le tour de théâtre sans papiers en célébrant notre propre anniversaire sur le lieu précis de notre naissance: la Belle de mai, Marseille...(moi je suis déjà née une fois juste à côté, en belle d'avril) Avant de monter dans le TGV je raconte au dernier jeune homme du voyage (écho du premier) quelques bribes de notre histoire merveilleuse (sourira-t-il de s'apercevoir ici?). Nous voyageons pas cher en première classe, le contrôleur trébuche sur le plâtre de Moïse qui parle de pythons et de scorpions noirs tueurs d'Arabes mais pas de Noirs et va fumer dans les toilettes... Certains regards que l'on pose sur notre bande bâtarde polygame multicolore sont exquis.. Paris. Couleur soleil et temps triste des séparations. Je m'enfonce mollement dans la douceur des joues de Samia en deux baisers. Ils retournent aux galères sans une plainte. ("Ma vie c'est : vin rouge, bière, sans papiers, sans droits." (Mon coeur s'attriste,je sais que derrière toute la joie il y a ça, mais je sais aussi que derrière ça il y a toute la joie...) Terrasses aux touristes, comédie citadine, place de la Bastille où les cars de Police époussètent les traces de révolution sous Crépuscule des dieux. 14ème. Je résiste aux tentations de l'ogresse ville et me prive même de café portugais jusqu'au soir. La griotte assise derrière mes yeux dans un coin de silence tisse notre chair de mots de héros. Et puis sur le porto du soir le ciel de Paris est si beau... "Tu ne m'embrasses pas?" dit César "Si ça continue je vais t'envoyer chez le docteur..." J'obtempère. "Tu as de plus en plus l'air d'une gitane, et ce ne sont pas tes vêtements... C'est ta tête..." La trace indélébile que la route laisse sur la peau.

Rédigé par Métie Navajo

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article