Les jeunes et les vieux cons. (l’amour cadeau)

Publié le 28 Octobre 2007


Dimanche. Jour de marché. Je n’ai pas traversé la nuit vive pour amonceler des poires et de pommes. Mais je me lève tôt, à mon habitude. Et avec le changement d’heure il est même plus tôt que ce que je crois, égarée encore dans le temps arbitraire.

Pasteis de nata aux yeux bleus. L'élégance du vieux monsieur portugais. Café allongé assise sur la banquette d’un bistrot vide. Kleist et la triste fin des amants de Saint-Domingue. Le ciel pèse, la tristesse aussi. Pas à en être écrasée, juste à en être gênée dans la marche. Les petits vieux errent comme moi dans l’heure gagnée. Les enfants aussi sont vivants.

(C’est si joli pourtant un petit matin, quand il s’étire de lumière douce et rosée, les derniers morceaux de nuit tombent au bas du ciel.)

Je décide d’aller faire un tour au stand des rebeus où je gagne parfois soixante euros et des bananes. Depuis que j’y travaille, j’ai quelque appréhension à être cliente. Toujours ces frontières qui nous séparent les uns des autres…
J’entends de loin le chant rythmé du beau-fils du patron. UN EURO LE RAISIN, UN EURO, ALLEZ CADEAU MESSIEURS DAMES, AUJOURD’HUI C’EST CADEAU... Sa silhouette se découpe dans la grisaille, au-dessus des grappes vertes et rouges. Il s’agite, vend crie glisse des mots gentils aux fidèles du dimanche, même aux pires têtes de mort…

    - Bonjour monsieur...
Il se retourne à ma voix, son visage s’éclaire.
    - Ah… bonjour madame, comment-allez vous ?
Il me serre la main, les sacs blancs se succèdent sur la balance. Une vieille dame chinoise tend vers lui son billet, il l’attrappe et rend la monnaie
    - Voilà mademoiselle…
Elle rougit.
(Des trucs de marchands. Avec le raisin il vend un instant de plaisir.)

    - Pourquoi t’es pas venue? J’étais déçue de pas te voir franchement…
Je dis que j’étais malade. Il me demande si je reviens, je dis que je dois voir avec le patron, qui doit en avoir marre de moi… On rit.
Les gens s’impatientent. Il me donne l’ordre de prendre des légumes et de tout peser chez lui. Je longe le stand. Le petit patron s’occupe de ses poires. Je m’arrête à côté de lui.

    -Bonjour patron.
Il me regarde d’un drôle d’air.
    -Ah c’est toi… Pourquoi t’es pas venue ?
    -J’étais malade.
    -Ah oui.
Il me regarde d’un drôle d’air.
    T’es amoureuse ou quoi ?
Je souris.
    -Non non… justement…
(mon coeur est tout sec glaçon qui ne fond pas)
    - Et pourquoi ? c’est pas possible, ils sont cons ou quoi les jeunes? moi si j’avais dix ans de moins…
Je suis un peu prise au dépourvu des déclarations matinales.
Je ris.
    - C’est parce que je suis cliente que tu…
    - Mais non, mais non... dis-le que je suis trop vieux pour toi…
Je glousse encore, la gêne.
    - Allez dis-le que je suis trop vieux… Moi tu vois c’est ça que je voudrais au fond...
Il est sérieux ce matin. Il est triste peut-être. Petit homme brun ventru vêtements sales et forte odeur de tabac froid. Ses gros doigts se faufilent entre les poires.
Je sais pas quoi répondre. J’essaye la flatterie.
    - Mais...euh… tu es déjà pris de toute façon…
    - Et alors ? c’est pas important ça. On s’en fout non ?
Evidemment. D’une simplicité désarmante…
    - Ben oui, tu es trop vieux… !
    - Ah, voilà, voilà ! Tu vois? Mais tu as tort, tu as tort tu sais, les jeunes c’est des cons… Je te le dis moi, les jeunes c’est des petits cons…
(Paroles d’un vieux con, triste. )

Je vais chercher mes légumes et salue les autres. Les hommes. Ils me demandent pourquoi je suis pas venue. Je leur manque, même au grand maigre qui m’a presque jamais parlé… Puis les filles du patron, avec leurs grosses doudounes et bonnets de laine… Oh les filles, c’était pas trop dur ce matin... ? Elles sont toute sourire de me voir là, de l’autre côté des fruits et des légumes, dans mon manteau de ville, avec mon écharpe de ville. Ah t’es là… ! Il a fait troooop froid...!
On rit.
Ça réchauffe le cœur tout de même…

Je retombe sur le patron. Il insiste. Un rendez vous. Et pourquoi je veux pas? Je le regretterai pas. J’ai peut-être l’air distingué ce matin, il y a quelque chose, je dois avoir l’air d’une femme…
(Prise dans les fièvres d'amours visage sans sommeil doigts gelés empilant  froides grenades, le jeune con m’expliquait que j'étais vraiment super mignonne les cheveux détachés, avec un peu de crème sur le visage et tout je pourrais être carrément une vraie femme…)

De loin j’entends le beau-fils qui raconte toujours ses mêmes histoires aux habitués. Qu’il voudrait arrêter le marché mais peut pas, la famille, s’il s’arrête tout le monde s’arrête, la famille, etc… La semaine dernière il était si fier de m’apprendre qu’il devenait fonctionnaire de la mairie de Paris… oui, oui, agent de la mairie de Paris, avec des fiches de paie, fonctionnaire, il a réussi le concours… pour faire quoi ? il mime le balayeur en riant… Sa gaiété est incoercible, elle le déborde, il la déverse sur la rue à coups de balai imaginaire…

(scène autour du raisin blanc.
vieux con au jeune con:

(fort)  C'EST PAS POSSIBLE D'ETRE AUSSI CON QUAND MEME! c'est pas parce que tu sais pas si t'es juif ou musulman que t'es pas arabe...  C'est des religions ça... T'AS COMPRIS MAINTENANT? Tu vas arrêter de répéter toujours les mêmes conneries, t'es juif comme moi, t'es musulman comme ta mère, tu décides, mais de toute façon, t'es Arabe! comment tu fais pour être aussi con toi...
jeune con au vieux con:
(bas) Tsss, il est de MAUvaise humeur aujourd'hui...

Les soeurs dodelinent sous leurs bonnets blancs. Les raisins d'Italie sont perplexes.)

Ses yeux tombent sur moi son visage s’éclaire d’un large sourire.
    -T’es joLIE aujourd’hui mademoiselle…

Il m’attrappe mes sacs et les mets bizarrement sur la balance je vois qu’il fait n’importe quoi avec les touches, me tend un ticket de caisse blanc, je lui donne 10 euros qu’il prend un peu désemparé, il me remplit les sacs de bananes de raisins, arrête, arrête, c’est trop, j’ai bien assez, je résiste dans un murmure pour pas alerter la clientèle, mais déjà une vielle dame alerte soupçonne le traitement de faveur et lance avec un sourire jaloux : il s’occupe bien de vous… lui continue à bourrer les sacs qu’il me tend finalement avec mon billet de 10 euros…Ils sont si lourds que j’arrive à peine à les soulever.

(Il a l’amour généreux le jeune con.)

    - Tu restes un peu ?
(j’en ai presque envie…)
    - Ben non, faire quoi… Je suis malade…
    - Comme tu veux... UN EURO LE RAISIN UN EURO MESSIEURS DAMES,on te revoit hein?     Tu  pars pas sans dire au revoir hein?
    - Je sais pas... Je passerai dire bonjour...
    - D’accord, n'oublie pas …UN EURO LE RAISIN C'EST CADEAU AUJOURD’HUI MADAME ! !

De l’amour cadeau. Ça réchauffe le cœur.

Je donne le raisin et les bananes aux clodos qui veillent. Il fait froid. Ils auraient préféré du vin.


Rédigé par Métie Navajo

Publié dans #journal parisien

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