cactus en Normandie ( voyage d'amour aux limites inexactes...)

Publié le 29 Août 2008


Albert était à Caen. Il exposait avec d'autres artistes, des sculpteurs, des plasticiens de moindre renommée. Sans lui dire, elle partit le rejoindre avec l'ardeur des nouvelles amoureuses.

A bord d'une voiture grise, à côté d'un inconnu, elle écoute d'une oreille passablement distraite des histoires de fours qu'on cherche à promouvoir dans les brousses africaines (Sénégal, Mali) ( paysages d'enfance passent devant les yeux en frissons chauds) pour réduire la consommation de bois. Elle s'intéresse tout à coup vivement au blabla dégoûtant de son interlocuteur et veut savoir comment fonctionnent les fours qui sont sous la terre, parce qu'elle en a déja vus. On en avait sorti des grandes marmites entièrement recouvertes de feuilles de bananiers, et à l'intérieur, un délice odorant de maïs en sauce épicée qu'on avait mangé dans des bols remplis à ras bord pour l'anniversaire d'une fille d'elle inconnue... Elle n'écoute pas les réponses, défilent le long de l'ennuyeuse autoroute les terres brûlées dorées aux lances droites tendues vers le ciel, l'armée des cactus. Quelqu'un à côté d'elle parle et parle et la pensée s'enfonce dans le souvenir d'un amant martial mexicain (pourquoi?) (le demi sourire arrondit les pommettes piquées de son, les petits yeux noirs rieurs, qui se détournent, qui se détournent...).

(les fours sous la terre... l'enfer?)
(L'enfer?)

Caen se dévoile peu à peu sous la belle lumière de fin d'après-midi. La pierre éclatante du château de Guillaume bordée de pelouses vertes. Son conducteur expert en fours la laisse devant la librairie de livres d'occasion, son seul repère dans la ville, elle se met à chercher les vieilles empreintes de ses pas... si anciennes (anciennes, anciennes, est-ce bien le mot...) qu'elle ne les trouve pas et même s'ennuie de les chercher. Caen c'était toujours le bar billard PMU en face de la gare, razzia de perles d'occasion et départ vers la mer, les dunes...

Elle ne veut pas aller retrouver Albert tout de suite, non, elle veut garder son plaisir entier pour le lendemain... que l'attente le rende plus aigu, plus profond.

Rue de Bernières elle trouve un petit hôtel qui, ne payant pas de mine, ne devrait être ni trop cher ni trop glauque, car elle manque de courage (mais non d'envie) pour affronter l'un ou l'autre. Elle monte un escalier et voilà le réceptionniste, un homme noir la quarantaine, à lui poser toutes sortes de questions. Son nom, une pièce d'identité, c'est la préfecture de police ou quoi? (il pouffe) non mais c'est pour.. (regardant la carte) voilà j'étais sûr que ce serait un nom compliqué comme ça (?), c'est pour bien l'orthographier (soupir), combien de nuits? une, une seulement? pourquoi? parce que... Parce que c'est comme ça... Vous venez d'où... Je suis obligée de répondre à toutes ces questions? Non... c'est que je m'intéresse... (il continue à écrire sur le registre) Vous prendrez le petit déjeuner? Vous êtes de quelle origine...? Vous connaissez déjà Caen...? Ah... Je vois bien que je vous embête avec mes questions (hochement de tête) c'est quand je m'intéresse...

Ce genre de questions que doit toujours se payer une /femme/"jeune"/fille/femelle qui va seule, même dans les pays où le mariage n'est pas imposé par la loi...

Elle finit par arracher une clé qui ouvre, à l'étage supérieur, une petite chambre affreusement triste aux couleurs vives passées, télé big sister perchée en haut de l'armoire, vue navrante sur les immeubles gris... Elle baisse le store et s'allonge un moment sur le lit à contempler quelques tâches d'humidité au plafond.

Mais son coeur est gai. Comment ne le serait-il pas? C'est de faire tout un trajet pour quelq'un qui rend gai, follement gai, surtout quelqu'un qui ne vous attend pas...

Soirée de méandres autour des quartiers du centre à chercher l'animation et le silence. Envie et dégoût des gens, en même temps. Finalement elle marche le long du château de Guillaume, sur un chemin d'herbe qui peu à peu s'enfonce dans la nuit... jusqu'à quitter même les lumières... silence... Les arbres la cachent et l'isolent.... ça la fait rire,
jouer à se faire peur...et cette capacité à perdre la ville à l'intérieur de la ville, en plein coeur...
et puis  au-dessus d'elle un pont, puis le halo brumeux et lointain de quelques lampadaires, elle débouche finalement de l'autre côté... Elle cherchait à attaquer le château par le fossé, vieille ruse... (?).


Au Café le Régent elle boit un déca, des hommes s'engueulent, elle pense à toutes les notes de voyage éparses à   relire sur tous les carnets et bouts de papier tracts affiches intérieur de livres pour achever ce fichu chose sur le Mexique. Qu'est-ce que ce sera, un chose, un machin qui ne sera pas plus ça que ça, ni ça non plus, ni moins, pas seulement des phrases à la gloire des mots les histoires de baise qui frétillent, mais les moments de passage, et la danse des ombres autour, ce qui existant là-bas (aya) est encore palpable ici (aca), vivant... probablement encore impubliable, mais le Mexique comment on en sort, et que fait elle d'ailleurs à boire des décaféinés sans sucre au lieu de cafe con leche hyper sucrés, ce qu'elle boit d'ailleurs maintenant à écrire tard la nuit, le goût du Mexique dans la bouche...

(combien de temps encore la sensation que tous les voyages la ramèneraient éternellement là-bas...)

Le lit est mou. Elle lit des textes d'Albert. Les murs très fins filtrent à peine les gémissements des amants de la chambre à côté, d'abord elle, puis lui, se font sans doute jouir tour à tour avec la langue (se dit-elle, simple supposition), la voix féminine et le râle masculin, quelque chose d'heureux envahit l'hôtel à ce que des êtres fassent l'amour, elle s'endort dans les soupirs d'à côté...

Le lendemain le jour se lève gris. Le coeur et les jambes solides, elle marche vers lui, au château ducal, dans des rues qui sont toutes "anciennement nommées"... (c'est à dire rebaptisées, c'est à dire effacées...) Bien sûr elle le trouve, l'émotion l'envahit, Albert est là, à présenter quelques sculptures effilées en dames, dame I, dame de Venise (on lui écrit: Venise est hors temps, Venise est capitale du temps...), en visage au nez très long qui devient de face un trou très drôle, en personnes non identiques répétées dans  la Clairière entre l'être et le non être, en visages peints...  "ses yeux sont apparus tout seuls. C'était des yeux irréels, c'est pourquoi je les ai effacés" lui dit-il, c'est aussi ce qu'il a dit à Yanaihara silencieusement désespéré de ce que son visage soit revenu,  une fois de plus, à 'la masse de gris" après peut-être 138 jours de pose. Il en restait encore...

Albert est content qu'elle soit venue. Ils se rejoignent dans un abrazo très long (accolade, accolade, que peut dire l'accolade de l'embrassement de l'embrasement des corps frottement des peaux et cheveux choc des côtes et, en dessous,
des coeurs?)
Que partagent-ils. Certaines heures passées dans les cafés parisiens ou ailleurs à regarder l'ennui qui s'étire, jusqu'à ce qu'advienne une épaule noire vivante d'infini (une épaule noire) (qu'il faut attendre qu'il faut traquer qu'il faut attraper
saisir virevolter approfondir multiplier aiguiser..)

(c'est cela exactement : approfondir et aiguiser)

Bien sûr en langage courant Albert est mort depuis longtemps.
Qui sait si ne sera pas bientôt anciennement ou nouvellement nommé.

Je mange du lapin excellent dans une sauce si épaisse que je n'ai pas mal au coeur de manger un lapin (l'écrivant, oui), en route vers la gare avec les visages croisés me reviennent en bouillie les voyages à Caen. L'accident de voiture l'hiver de la tempête, les corps et la maison qui s'envolent, après-midis à extirper les coques du sable noir avec la grande brune, nuit dramatique sous torrents de pluie avec lascar comédien dont je suis dramatiquement éprise, ensanglanter les petites huîtres normandes, jours presque paisibles avec l'âme soeur, embruns sur les dunes endormies, chauffeur de fours africains, tout ça finissant au bar PMU billard où j'attends le prochain train corail pour Paris St-Lazare.



"c'est la même sensation que j'ai éprouvée souvent devant les êtres vivants, devant les têtes humaines surtout, le sentiment d'un espace-atmosphère qui entoure immédiatement les êtres, les pénètre, est déjà l'être lui-même, les limites exactes, les dimensions de cet être deviennent indéfinissables."
Alberto Giacometti.


Rédigé par Métie Navajo

Publié dans #nomsdefleurs

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