continuité des femmes

Publié le 2 Juin 2012

Elle ouvrit les yeux, il était trop tôt pour saluer l'arbre son gardien et son square, elle ne prit pas le bâton mais s'en fut trottiner dans les ruelles décoiffées par le vent de nuit, longtemps qu'elle ne s'était pas jetée dans la ville si tôt, longtemps oui, temps des nuits où elle dormait moins que le soleil d'été... (drôle de vie que celle-là, la plus lumineuse peut-être, la plus épuisante). 

 

Le café portugais ouvrait avant le square idéal; il devait être 7h sous un soleil de 9, Paulo s'étonna de voir déjà apparaître  Lila Alice Lauralinda Magdalena mais en fin de compte c'était Maria le plus souvent, lui qui avait tout oublié de l'époque ancienne où elle était la première parmi les premiers Portugais du bâtiment qui se demandaient bien ce que fichait là la fille qui n'avait rien à fiche là, et lui rendaient difficile l'accès au comptoir, et Paulo le Bourru mettait bien longtemps à entendre la petite voix murmurer un café allongé s'il vous plaît... Il avait oublié il oubliait tout, ses souvenirs avaient la durée de vie d'une journée qui se répète inlassablement et dont elle faisait maintenant partie, qu'elle vienne ou ne vienne pas, mais toujours à la même heure, exceptionnellement accompagnée de sa mère, occasionnellement accompagnée d'une tête blonde rousse aux moustaches noisette que Paulo collait à contre coeur sur la photo de journée du week end... C'était rassurant  au fond, même absente, elle faisait partie de l'éternelle vaporeuse journée de Paulo. Il portait son polo rose et sa barbiche dont le poivre tournait gris, râlait en franco portuguesh comme souvent, il était beau comme parfois, elle prit un café allongé au comptoir et il lui expliqua avec véhémence que c'était plus cher que l'expresso, c'est normal, le prix de l'eau, chez toi tu payes pas l'eau ou quoi? Elle répondit que si mais qu'elle n'avait jamais vu ce genre de tarification dans aucun café, mais que de toute façon là n'était pas la question, la question c'était pourquoi il arrêtait brutalement de lui faire le prix d'ami qu'il lui faisait depuis le jour béni où il lui avait serrée la main pour la première fois (il avait tout oublié, mais moi je me souviens de tout, jusqu'à la pression de ses doigts sur ma main intimidée), sur quoi il l'emmèna devant le panneau à fond noir des prix pratiqués en blanc pour qu'elle voie que le café allongé était bien à 1 euro 30, mais je te crois Paulo, et je veux bien payer, je te demande juste pourquoi tout à coup tu me fais payer le prix normal...? Silence. Paulo réfléchit. Quelques yeux assistaient à la scène matinale sans y trouver grand divertissement, la semi vagabonde qui avait refait surface avec la chaleur dormait au fond de la salle, ses sacs autour d'elle, seule une dame blonde non habituelle semblait s'émerveiller du temps que pouvait durait une conversation aussi absurde... C'est comme ça, finit-il par trancher, maintenant tu viens souvent, tu dois payer le prix normal, c'est normal... Ah, maintenant que je suis une habituée je ne paye plus le prix d'ami...? Voilà, t'as compris... La logique matinale de Paulo était inattaquable. Elle sourit en baissant les yeux vers les bonnes nouvelles du Parisien, il se mit à bougonner en servant d'autres cafés, la dame blonde le regardait du coin de l'oeil, après un moment il posa devant elle un verre d'eau fraîche dont elle but quelques gorgées sans rien dire, il versa encore un trait de sirop de grenadine dans le verre d'eau sans qu'elle eût rien demandé, la dame blonde la regarda de l'autre coin, elle avala l'eau rosée et remercia Paulo et posa un euro trente sur le comptoir qu'il ramassa d'une main agile en remerciant à son tour la chica. Fin de la scène. 

Le chant du marteau-piqueur lui rappela que le soleil allait bientôt se poser sur le square idéal, elle salua la compagnie et prit le chemin du tao... Le front, l'arbre dont les branches ombrent délicatement l'édifice blanc, les mouvements à mains nues, le gardien et son apprenti (lui avait-t-il dit qui elle était?), les racines... Et puis au moment de partir, un sursaut; assise un peu plus loin, la dame blonde non habituelle, qui la regardait... Les regards se rencontrèrent amicalement, puis la dame baissa la tête vers un carnet où elle écrivait. Elle passa devant elle et lui dit bonne journée, la dame fit une réponse non articulée, elle était en train d'écrire, c'est drôle se dit-elle en quittant le square, elle est en train d'écrire, et au café peut-être écrivait-elle déjà, comme je le fais si souvent... Et elle ne put s'empêcher de se voir dans le miroir de la dame blonde, peut-être en ce moment même était-elle en train de faire d'elle son personnage, comme je le fais en ce moment même de la dame blonde et de tant d'êtres autour de moi, l'écrivant m'écrivant... 

Rédigé par Métie Navajo

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