Dédé Manu et le cycliste barbu

Publié le 29 Novembre 2013

 

Je pousse la porte, cherchant un Manu et un Dédé. Il est presque 13heures, il y a chaleureuse foule compacte dans le fameux restaurant portugais de la rue Pernéty, pas fameux dans les commentaires de City Miam mais dans les coeurs des ouvriers portos qui y dévorent depuis des générations de bâtiments copieuses plâtrées de bacalao avec pommes à l'eau et plantureuses côtes de porc pommes frites à d'invraisemblables prix portugais. Je ne suis pas du tout une habituée car il y a trop d'hommes et de protéines dans la salle, je suis normalement à cette heure plongée dans le silence du Café de Paulo vidé de tous les Portugais qui déjeunent. Mais là je cherche un Manu et un Dédé qui eux doivent être des habitués occasionnels. Je joue des coudes pour me faire une petite place au comptoir entre les petits trapus et, toute à ma politesse souriante, demande : "J'ai rendez-vous avec un Manu et un Dédé, vous savez s'ils étaient là ?" (ces gens-là sont de ceux qui ont faim avant 13h, pas comme moi qui émergeant de dix ans d'insomnie me suis réveillée sans appétit à dix heures, oui, à dix heures!) le patron qui me regardait d'un coin d'oeil mauvais (c'est quoi encore cette fillette basanée dont on n'a jamais vu la couleur avant?) (il ne se rappellait pas de la seule fois où elle avait vaillamment mangé sa tranche de bacalao et trois des 15 pommes de terre à l'eau, il y a deux, trois, quatre, cinq ans?) ne peut s'empêcher de se marrer à ma question, contaminant quelques clients de comptoir " Mais il y a que ça ici, des Manu et des Dédés, tu veux lequel?" répond-il moqueur, "Celui-là..." regard tendu vers une table "c'est un Manu", "Celui-là..." gros gros monsieur au comptoir "C'est un Manu"... et me voilà prise d'assaut par un choeur de plaisanteries sur le Manu que je voudrais, plus ou moins grand petit et gros... "Est-ce que tu les as déjà vus au moins tes Manu et Dédé?" finit par demander le patron "oui, je connais Manu... Dédé je le connais pas..." je suis embarrasée, les voilà tous à croire que j'ai une sorte de rendez-vous meetic avec deux gars inconnus aux noms aussi répandus que Manu et Dédé... "T'as qu'à les appeler" propose un petit costaud. "Non, j'ai pas pris mon téléphone..." "Prends ce Manu-là, il te plaît pas?" me voilà encore plus empêtrée dans leurs rires gras... Et en même temps c'est vrai que c'est cocasse. "Bon", fais-je à la cantonnade - en fait ma petite voix fluette ne traverse pas l'espace saturé de grosses voix et de protéines et s'arrête à l'oreille de mon plus proche voisin de comptoir, un dénommé Manu- "je vais rentrer chercher mon téléphone" le Dédé me fait un sourire compatissant, je sors en voleuse et descends gaiement la rue Pernéty en renonçant à l'idée de retrouver ce bon vieux Manu avec qui j'ai traversé en camion des bouts de France mexicaine il y a des ans de ça, quand j'étais bien éprise d'un bout de Mexique rebelle et noiraud qui portait des dread locks et m'a plaquée dès qu'il est retourné dans son pays le salaud (c'est un très chic type et nous avons beaucoup pleuré à l'enterrement de notre amour, la tombe se trouve au cimetière Charles de Gaulle Terminal 2) et Manu conduisait donc notre amour dans son camion avec un bout de l'insurrection populaire d'Oaxaca à l'arrière, comme tout le monde s'en souvient... Bref, j'écarte ces souvenirs en suivant la rue Pernéty et au croisement de la rue Didot voilà une drôle de tête de cycliste qui a l'air de poursuivre un piéton sur le passage piéton pour le renverser, alors qu'en fait il le suit pour lui poser une question, ce cycliste a une belle barbe épaisse sur une peau de bébé, et dessus de gigantesques yeux bleus... Mais ce visage...? Eh bien non, ce n'est pas du tout Manu,  absolument pas, Manu n'a aucunement un grain de bébé un air de poupin une barbe au poil brillant et des yeux si outrancièrement bleus (quoiqu'il doit les avoir bleus, mais plutôt petit bleu glacial, pour ne pas attirer l'attention), donc je me rapproche parce que j'ai cette manie de toujours vouloir donner des indications sur mon quartier que je connais par coeur, et ce visage aux yeux si indécemment bleus... Je me rapproche et je dis : "qu'est-ce que vous cherchez...?" Au moment où il répond "une papeterie" (et non pas Manu et Dédé) et que ces yeux s'agrandissent encore d'étonnement j'ajoute "mais je te connais toi!" et lui prononce mon nom avec tendresse tandis que je fouille dans ma mémoire (depuis je l'ai retrouvé, un nom pas du tout courant, un nom aussi extraordinaire que Donatien!), je lui dis "qu'est-ce ce qui t'arrive il t'est poussé une barbe d'islamiste" il s'indigne "mais non, c'est la barbe de Fidel " Oh! on pardonne tout aux garçons pourvus de si grands yeux bleus mais on ne devrait pas, " c'est la même chose tout ça", on rit, je lui demande pourquoi il cherche une paterie et il me répond pour y acheter du papier (c'est fou comme les choses les plus évidentes sont devenues pas banales) je lui indique et il a l'air désolé parce qu'il est pressé alors que moi au contraire je m'en réjouis, j'adore ces rencontres inopinées et fugaces au coin des rues surtout quand on allait rentrer bredouille de son Dédé et de son Manu et qu'on ramène finalement chez soi une barbe soyeuse et de scandaleux yeux bleus.

Rédigé par Métie Navajo

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