la guerre bourdonne de nuit (récit circonstancié de quelques faits)

Publié le 14 Novembre 2009



Son histoire continue à se dérouler en fils qui forment des entrelacs, espaces vides ou saturés (être plusieurs fois au même instant, être dans divers lieux, n'être nulle part. Il a bien dû naître en 1364 pour avoir déjà  vécu tant de vies).

Je dis que j'écrirai un jour son histoire, en tisserai les morceaux dans la trame de ce qui nous unit, et qu'il m'importe peu de connaître la version chronologico-logique des faits. Plus encore : cette version me fait peur. Je préfère nouer ingénuement joyeuse nos deux couleurs.

- La joie?
- La joie c'est toi.
Pierre précieuse dans le ravage.


Il hoche la tête. Ses drôles d'yeux persans. Sa peau déliciatement parfumée (sa chair a le parfum des guerres)

Mais me voilà déchue dactylographe, à taper pour l'Administration des errants le récit en faits circonstanciés, personnes, dates et lieux. Dans le heurt des calendriers, comment trouver les dates, les lieux, les personnes? Son regard devient neigeux, flotte dans le temps. Il est né en 1364, je souris, un jour où il faisait chaud, dans un quartier de Kaboul où le soleil se couche.


Un jour, j’avais 6 ans, j’étais en classe à la petite école (primaire) en deuxième année (CE1); vers 9h du matin un missile est tombé sur l’école et a explosé. Il a fait une quarantaine de morts : tous des enfants qui avaient entre 6 et 7 ans. Parmi les victimes il y avait mon meilleur ami. Je n’oublierai jamais la perte de ce copain.
C’est mon premier souvenir.

Et il prend sa tête dans ses mains pour ne pas se laisser submerger par la lame du passé. J'écris sous la dictée de l'oncle, qui traduit le persan mot à mot. L'oncle : réfugié d'autres guerres qui n'étaient pas d'autres temps, surpris par l'irruption du pays natal quand la mort commence à faire signe... Nous écrivons, questionnons, attendrissons la viande pour l'abattoir à chiffres humains.

A l’heure de midi, une bombe a explosé devant l’école. Il y avait beaucoup de monde. Toutes les vitres ont éclaté, je suis sorti de ma classe, j’ai couru dans la rue, je suis tombé dans les tas de cadavres au sol : certains n’avaient plus de bras, plus de tête… En arrivant chez moi, je me suis évanoui. Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu la flamme d’une bougie. J’étais dans un hôpital, il n’y avait plus d’électricité là non plus. Mon père et ma mère se tenaient près de moi. Je me suis évanoui de nouveau.


Depuis ce jour là l'angoisse, la nervosité, l'insomnie.

-- La première bombe résonne toujours à ses oreilles et s'échappe de nuit en une vibration sonore, longue et rauque, une plainte, une prière vidée de son contenu...  tremble mon ventre au profond, le sommeil se tord en vers de terre, s'insinue dans d'autres lits...

(le violon frémit comme un coeur qu'on afflige....)

Elle le regarde. L'ange dont la couleur dorée jusqu'alors inconnue phospore dans la pénombre (Gandumi disent-ils dans son pays) et ravit. La douceur. Il aime qu'elle prononce Gandumi molayêm; rit de son application d'enfant; ses yeux s'étoilent. Elle pense : pourquoi mettre la guerre en personne dans mes nuits déjà difficiles... Elle aime mordre dans sa chair au parfum de guerre, et ses rires, et ses yeux sans âge, et sa joie brûlante... Elle pense : mais si tout à coup les montagnes enneigées de Kaboul se trempent de sang, mon estomac se noue et j'ai mal, ouvrir mon coeur si petit à l'amour immodéré immense...

Une vibration basse, sonore. Elle pose sa main sur son épaule. La corde de souffrance se relâche. Elle se tendra bientôt de nouveau.

(ne cessera jamais le son des agonies invisibles?) --

En plus de la guerre, il y avait la famine, les difficultés économiques, le manque de produits de première nécessité. On restait des jours entiers sans manger ; enlève, c'est pas la peine, me dit l'oncle, ils savent ça par coeur...

Mes fiançailles ont été rompues quand j'ai commencé le théâtre. Depuis que j'étais petit à rêver devant les films de Bollywood je voulais être acteur. Le Théâtre du Soleil m'a pris; les parents ont pris ma fiancée. Après son mariage forcé avec un autre elle m'a écrit des lettres, qui sont restées dans ma chambre à Kaboul. Un jour elle s'est jetée dans un puits, elle est morte.

(- Mais tu ne m'avais pas raconté ça, tu ne m'avais pas dit...
- Je peux pas tout dire, je ne peux pas tout raconter, sinon ma tête, c'est pas normal, je deviens fou....)

 A l'époque je jouais à Kaboul dans Ubu Roi et Roméo et Juliette. J'étais tailleur dans différentes boutiques, je vendais aussi des cartes téléphoniques dans la rue.

La France...
L'oncle : Il faut arrêter maintenant, il devient trop nerveux. Sinon je vais encore devoir lui donner un lexomil pour le calmer.
(...)

Je me salis encore l'esprit à fouiller la poubelle virtuelle des catastrophes réelles pour les dates des attentats, de l'enlèvement du père officier, des destructions, de l'arrivée des soldats du pays du Onzeseptembre; et faire traduire les lettres de menaces envoyées par les gouvernements visible et invisible, les gentils et les méchants si on veut, bien sûr, les Taliban et les autres...


Au matin quand enfin les angoisses l'ont quitté il est en paix. Je le laisse dormir et fais émerger sur le papier l'ordre chronologico-logico des horreurs

Je demande la protection de la France parce que si je retourne en Afghanistan ma vie est finie.

-- Et garde pour moi tout ce qu'il ne raconte pas dans le dossier: la grosse dame iranienne qui arrache les faveurs du joli garçon dans l'arrière-salle du tailleur, la fiancée qu'il aime au point de jouir de son seul baiser, l'alcool venu de Russie qui trompe les tristesses et fait vomir le sang, la tête pas normale

les joies ensevelies sous les bombes--

Et maintenant l'autre monde, moi, ma peur de ses nuits, l'étreinte chaude et longue interminable, le désir urgent d'éternité
et de silence.


Rédigé par Métie Navajo

Publié dans #l'ailleurs parisien

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