rose calasso : magie blonde (une vibration lumineuse)

Publié le 18 Septembre 2009


Une librairie écarlate, Le Rose Tiepolo m’apparaît quand j’y cherche mon propre livre orange du Mexique (un ailleurs).

Rouge orange rose. Ou: Magicien, rose, Paradis... Car les mots ont une couleur. (il faut accorder les sons au paysage), les voyelles ont une couleur, on le sait depuis plus longtemps qu'on ne le sait... elles entraînent dans leur char de feu les mots... Jusqu'où... ? une presque disparition vibratoire...  L'éther.
Tissage du temps qui se déchire.

Mais je vais trop vite.

Je le prends. Est-ce le livre qu'un soir sur un quai de gare un chilango presque inconnu me remettait mystérieusement avant de monter dans un train?  Non. Alors c’est Roberto Bolaňo. La scène se passe en 2066. (Je peux le dire maintenant). Et bien sûr ça n’a rien à voir. Un Chilien qui erre sauvage dessous le réel de la Monstre-Ville dont les tentacules tâtent le monde entier… Signes. Même devant les plus grossières évidences je n'ai jamais renoncé aux signes. Maintenant seul m'intéresse ce qui fait signe. Roberto Bolaňo. Roberto Calasso. Prénoms identiques, trois syllabes qui forment presque la même structure sonore (à l’un manque le [Ka], ce n’est pas anodin…). Le Mexique débarque en Italie, se construit l'invisible, s'épaississent les silhouettes qui l’habitent : tribu prophétique aux prunelles ardentes… (qué ardor... ainsi le poète mexicain finit-il le texte qu'il écrit pour moi) . Le Chilango tendant Bolaňo murmure "Calasso", et s'entrebâille la porte du temps : les Brahmanes, mes lointains ancêtres (quoi que je préfère ma lignée de cavaliers mogholes), brûlent dans les airs les mètres védiques : Aksara. La syllabe, l'impérissable. Une vibration irréductible, qui précède la signification, la compose, mais ne se laisse pas absorber en elle.

Avant d'affirmer quelque chose sur le monde, l'aksara est un signe d'assentiment au monde.


Le monde naît dans Ka. De l’Inde à Venise en un glissement des plumes de Garuda (un frisson vibre le temps), un tour de māyā, magie mensuratrice… , une sensation invincible de légèreté... Mais de quelle couleur est la légèreté; cette modulation de la lumière? Rose, bien évidemment, Rose Tiepolo précisément. Avec Calasso se disperse les cloisons entre les êtres et les lieux, les réalités, surface et profondeur (mon plus secret désir, inexpliqué). Une couche de réalité trouée laisse apparaître l'autre, mais de quel côté de la scène sommes-nous pour regarder le spectacle? C'est un scherzo finalement, un tour que Tiepolo nous joue, un caprice peut-être.... Les restes d'un sacrifice reviennent obsédants sur des images aux mêmes figures : les hiboux, l'oriental, et surtout, le serpent qui danse sur un baton (vibration ondulatoire de l'image) cercles à l'intérieur des cercles, vertige des symboles...Que font-ils, qu'ont-ils fait...  ? Ils regardent quelque chose qui était détruit par le feu - et devenait invisible... Du Véda aux orientaux, Zoroastre, magie chaldéenne au chevet de Platon, Europe des Sorcières : sacrifice, le sacrifice qui fascine Calasso (et l'éternelle question : pourquoi faut-il tuer pour accéder au monde des dieux.?), méandres religieux du serpent, Tiepolo: des triomphes éblouissants des fresques aux scènes obscures, eaux-fortes pourtant inondées inondantes de lumière? Sprezzatura en tout lieu. La magie se déploie habituellement de nuit, ici c'est plein soleil : midi, l'heure de Nietzsche, évidemment. Ne pouvant renoncer à la lumière, qui était le clavier de son art, il a montré que tout mystère s'y laissait tranquillement accueillir... La lumière est une sorte d'absolu à l'intérieur duquel toute scène et toute combinaison trouvent leur place.

Pourtant l'Europe est asphyxiante, on y perd le souffle illimité. C'est un fait. A moi il me manque aussi, je le comprends. Sur la grande fresque des Quatre Continents le vieux continent n'est même pas un taureau, mais un boeuf domestique paresseusement caressé par Europe ennuyée. Et partout ailleurs, dans les magies du monde, des Européens essayent de se faufiler: curieux, envahissants, discordants avec tout ce qui les entoure. Mais c'est de nous dont il s'agit, semble dire Tiepolo : c'est notre inéluctable vocation.
devenue une qualité; une disponibilité à se laisser fasciner par les figures les plus diverses, sans leur imposer son propre code. En résumé, c'est l'Attitude que l'Occident - et seulement l'Occident, est parvenue à cristalliser au terme de nombreux siècles et dont l'Occident lui-même se méfie. C'est 'habileté proprement occidentale, la capacité de traiter le caractère oecuménique de l'apparence avec un esprit dégagé, en doutant de soi, en se dissolvant soi-même avant d'engager l'exploration, sans être lié par des croyances intouchables, mais en gardant le don de reconnaître la puissance de ce qui est.

C'est si juste. Comprendrais-je enfin pourquoi je me dissous dans le monde. C'est ainsi que Calasso se dissout dans les images les mots et les reflets, la connaissance généreuse, laissant dans les airs une vibration rose, un fil d'or qui se glisse dans la trame du temps que sans fin il faut tisser.
Clavier de lumière. Il est difficile de parler d'un livre si grandement léger. Traversée des mythologies, la succession (frontières vulgaires des chronologies) se brise pour se faire épaisseur, couches de réalités s'interpénètrent, la surface tombe en des profondeurs insondables. .

"Dans la vision métahistorique de Tiepolo, selon laquelle la même femme -vêtue presque de la même manière - avait d'abord sauvé Moïse des eaux, puis avait été la maîtresse d'Antoine, puis avait épousé Frédéric Barberousse et était enfin devenue la ville de Venise, il était naturel de trouver un genre d'êtres qui pouvaient se présenter avec un naturel égal à toutes les époques"

Une démonstration qui rappelle certain marin breton dévoilant Marie derrière ses mots... Troublant... C'est Venise qui vient finalement tout englober, m'emporter moi aussi sur la beauté vibratoire, ondulée, gondolée...  L'Italie m'arrive aventureuse dans les mots gourmands de Casanova (qui passe aussi chez Tiepolo en mauvais juge), puis un garçon italien courant dans mes escaliers, colporteur de magie (mais ce n'est la noire, il me rassure : il ne faut pas faire violence aux esprits...), comme d'autres le sont de sprezzatura...-  son regard magnifique sous des sourcils épais et froncés...

Ni blanche ni noire, la magie est blonde vénitienne. Ne l'a t-elle pas toujours été (blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens... )

L'Europe dans certaine réalité dissout... s'acharne à tuer méthodiquement ce que d'autres mondes cherchent encore à lui apporter; il faut alors se faufiler courageusement dans les allées mystérieuses et chercher la puissance de ce qui est, derrière ses voiles. Au risque d'être le postérieur ridicule d'un personnage en équilibre précaire sur la fresque ; curieux et inconscient au point de se fourrer à l'endroit le plus dangeureux du tableau...  J'ai parfois peur des explorations, mais toujours vibre l'appel du non-frayé.

Rouge Rose Orange et la blondeur, la blondeur en tous ses reflets.


Rédigé par Métie Navajo

Publié dans #nomsdefleurs

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